La démocratie du plus fort

Par Marwan Chahine

© Yuli Weeks/VOA

Les premières élections présidentielles libres d’Égypte ont donné lieu à une bataille de Titans entre Islamistes et Ancien Régime. Si la victoire de Mohammed Morsi a acté une sortie de la dictature, la démocratie ne semble pas pour demain.




…..24 juin 2012, fin d’après-midi. La place Tahrir exulte. Le bruit des pétards se mêle aux cris de joie et de soulagement. Un vieil homme à la barbe blanche brandit haut sa canne comme s’il avait d’un coup retrouvé sa vigueur, tandis que des femmes sévèrement voilées sautillent en levant les bras. Un homme porte en triomphe son nourrisson, comme symbole d’une ère nouvelle. Des slogans sont lancés de toute part à la gloire de Dieu, de l’Égypte, de la Révolution, de la démocratie. La liesse de Tahrir est à la mesure de l’interminable et anxieuse attente qui l’a précédée. Après un énième recompte des voix, les juges de la Haute Commission Électorale viennent de rendre leur verdict : le Frère Musulman Mohammed Morsi est le nouveau président de la République Arabe d’Égypte. Avec 51,73% des voix, il a battu son rival, le général Ahmed Chafik, vestige de l’ancien régime et plusieurs fois ministre sous la présidence d’Hosni Moubarak. Dans un pays coutumier des élections plébiscites, un résultat aussi serré est très inhabituel et sonne comme la preuve d’une démocratie enfin en acte.


…..Il faut dire que trente ans durant, l’ancien despote égyptien a fait rimer élections avec manipulations. Une présidentielle à la Moubarak ressemblait à peu près à ceci : des bourrages massifs d’urnes pour compenser les crânes qui ne le seraient point assez par une télévision d’État tout à la gloire de son raïs. En toile de fond : un fort climat d’insécurité et d’intimidation, œuvre des baltagayas, petits gars des faubourgs des grandes villes payés pour semer le désordre. Résultat garanti et savoureux : plus de 80 % de « satisfaits » au bas mot ! Avec l’élection de Mohammed Morsi, cette époque semble bien révolue et avec elle, un régime militaire en place depuis plus d’un demi-siècle.


…..Pour autant, sortir de la dictature ne veut pas nécessairement dire entrer dans la démocratie. Sans parler des soupçons appuyés de fraudes dans les deux camps, l’ubuesque feuilleton des dernières présidentielles égyptiennes empêche quiconque de déclarer Mohammed Morsi « démocratiquement élu » sans avoir la langue qui brûle. Car plus qu’à une saine confrontation de personnes ou d’idées, ces élections ont tourné à la bataille des machines. D’un côté, l’ancien régime et l’ensemble de l’appareil d’État n’ont cessé de mettre des bâtons dans les roues des autres candidats, pour faciliter la victoire d’Ahmed Chafik. La presse et la télévision d’État ont clairement pris parti pour ce dernier, n’hésitant pas à discréditer ses adversaires, islamistes en particulier. Presse et télévision d’État ont contribué à tourner en ridicule Mohammed Morsi, présenté comme un ballot, sans charisme ni courage. Dans un pays sans grande culture politique et avec un taux d’analphabétisme supérieur à 50% dans certaines régions, une telle propagande d’État n’est pas sans effet. En plein centre-ville du Caire, à la sortie d’un bureau de vote, une dame âgée montrait fièrement son doigt noirci d’encre et confessait sans honte avoir voté pour “ l’échelle ” (Ahmed Chafik), sans même savoir de quel candidat il s’agissait. Étrange sensation que celle de voir ce sourire accompagner cet éloge de la démocratie clamée entre deux dents manquantes.


…..Au delà de la propagande, c’est au sein de l’appareil judiciaire – et plus spécialement l’organisme chargé du bon fonctionnement des élections – qu’Ahmed Chafik a trouvé un allié de poids. La Haute Commission Électorale, présidée par Farouk Sultan, un ancien militaire nommé par Moubarak, a rendu quantité de décisions litigieuses laissant penser qu’elles étaient plus politiques que fondées en droit. Ainsi en a-t-il été lorsque trois mois avant les élections, la HCE a décidé d’exclure trois favoris des présidentielles, le salafiste Hazem Abou Ismail, le candidat des Frères Khairat El Chater et Omar Suleiman, ancien chef des services secrets. Un même soupçon est apparu lorsque la Cour Constitutionnelle – présidée par le même Farouk Sultan – n’a rien trouvé à redire au coup de force des militaires qui, le soir du second tour, ont amendé la déclaration constitutionnelle provisoire afin de protéger leurs prébendes et limiter les prérogatives du futur président. C’est encore cette même Cour qui a décidé d’annuler les élections législatives remportées en novembre par les Frères Musulmans en s’appuyant sur des arguments juridiques contestables. Lorsqu’une fois élu Mohammed Morsi a tenté d’annuler ces dispositions, il s’est en revanche fait retoqué par un Conseil Constitutionnel à la neutralité décidément douteuse.


…..Victimes d’une machine d’État hostile, les Frères Musulmans n’ont pourtant rien de braves agneaux démocratiques. S’ils ont su s’en départir, c’est aussi parce qu’ils disposent de leur propre appareil, une organisation ultra hiérarchisée, adossée à un solide réseau dans tout le pays. Cela va des mosquées aux associations d’aide sociale et humanitaire qui opèrent dans les quartiers défavorisés en distribuant des biens de première nécessité. Sans parler d’achat de voix, il est difficile de concevoir que de telles pratiques soient sans arrière pensée, ni conséquences électorales. Comme l’explique le chercheur Moaz Mahmoud, « en Égypte, une élection se joue le jour J » et « dépend beaucoup de la logistique électorale ». Concrètement, cette logistique revient à affréter des minibus dans les campagnes, afin d’emmener les gens jusqu’au bureau de vote en leur murmurant à l’oreille pour qui voter. En la matière, les Frères Musulmans excellent. Et ils le doivent en partie aux généreux financements étrangers, venus d’Arabie Saoudite et du Qatar notamment, grandes démocraties s’il en est.


…..Frères contre ancien régime, machine contre machine, c’est cet équilibre des forces aliénantes qui a conduit à ce résultat serré d’apparence démocratique. Hicham le sait bien. En ce 24 juin, son sentiment est ambivalent : soulagement de la défaite de Chafik, faible enthousiasme pour la victoire de Morsi, frustration de ce qu’il considère comme une mascarade d’élection à laquelle il s’est abstenu de prendre part. Et surtout, surtout, regret de ce qu’aurait pu être le second tour. Car les grands lésés de ces élections sont ces révolutionnaires, aussi sympathiques que désorganisés, qui tels des Trotskistes français, ont présenté 5 candidats au premier tour afin que s’exprime chaque sensibilité. Eux qui se croyaient marginalisés dans la société égyptienne et qui, à la vue des résultats, se sont aperçus qu’il leur aurait fallu un presque rien pour l’emporter. Leurs deux principaux candidats, le nassérien Hamdeen Sabbahi et l’islamiste modéré Abdel Moneim Aboul Foutouh sont arrivés respectivement 3e et 4e du premier tour. Ils totalisent quelques 37% des voix (20 + 17) ce qui fait du bloc réformiste la plus importante force du pays devant les Frères Musulmans et l’Ancien Régime. Pour Hicham et les siens, ces élections ressemblent à une injuste débâcle qui aurait pu être évitée. Même si les causes de cet échec sont à chercher dans une faible organisation politique, les sondages ont sans doute joué un rôle.


…..Ce point est particulièrement intéressant car il oblige à repenser le sens et la valeur de ces estimations si souvent décriés en France pour l’influence qu’ils auraient sur le vote. Au cours de ces présidentielles égyptiennes, plusieurs études d’opinions ont été publiées, la plupart réalisées par des journaux d’État, proches du précédent pouvoir. Toutes se sont avérées très éloignées de la réalité. Même si on ne peut affirmer qu’il s’agit de manipulations délibérées, ils ont clairement pesé sur l’issue du scrutin.


…..Une semaine avant le vote, le futur vainqueur Mohammed Morsi était par exemple donné en-dessous de 10% (24% en fait), idem pour le candidat de gauche, Hamdeen Sabbahi (20% en fait). Les deux gagnants supposés, l’islamiste modéré Abdel Moneim Aboul Foutouh et Amr Moussa étaient eux donnés à plus de 20% (17% et 10% au final). Parmi les observateurs, d’aucuns se sont réjouis du fait que les Égyptiens aient su à ce point déjouer les pronostics. Mais sans entrer dans de politique fiction, on peut également penser que le résultat des élections aurait été tout autre sans ces faux indicateurs qui ont brouillé les pistes et empêché les votants de choisir en conscience. Par exemple, beaucoup des sympathisants de la Révolution ont stratégiquement voté pour Aboul Foutouh qu’ils pensaient gagnant, alors même qu’ils se sentaient plus proche des idées de Sabbahi… Même si Mohammed Morsi assure qu’il est en train de concrétiser les idéaux de la Révolution, beaucoup d’Égyptiens libéraux restent sceptiques et se disent avec dépit que c’est par les urnes que leur projet d’Égypte démocratique a été enterré, peut-être à jamais.



Marwan Chahine est journaliste et correspondant en Égypte pour Libération et Le Nouvel Observateur.




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