L’art d’asseoir la démocratie entre deux chaises

Par Sarah Urban

© გრიგოლ

Des manifestations pour une plus grande transparence gouvernementale, des observateurs internationaux satisfaits, une opposition victorieuse face à un parti présidentiel autoritaire… Les élections législatives du 1er octobre 2012 ont nourri l’espoir d’un modèle de démocratie. Un espoir qui reste à nuancer.




…..Les chiffres définitifs ont été dévoilés le 4 octobre, 3 jours après le scrutin, confirmant ainsi les cris de joie d’une foule noyée sous les drapeaux bleus, symboles du parti Rêve Géorgien. Ce dernier, dirigé par le milliardaire Bidzina Ivanishvili, récolte 54,9% des voix, contre 40,3% pour le Mouvement National Uni du président Mikheïl Saakashvili. Ces résultats semblent témoigner d’un déroulement électoral démocratiquement correct, que les autorités gouvernementales n’ont pas cherché à manipuler, alors même que la défaite du parti présidentiel se lisait sur toutes les lèvres après le décompte effectué dans seulement 25% des bureaux de vote. Une issue surprenante pour des élections encore imparfaites.


Candidats sous haute tension


…..Comme le concède l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), la journée de vote s’est  déroulée dans un souci d’effort démocratique. À noter que le terme clés de cette phrase n’est pas tant « souci » qu’ « effort », mot riche de sens puisqu’il sous-entend qu’on peut espérer mieux. L’Observatoire des Élections Géorgiennes 2012 rapporte la présence significative de 3373 médias accrédités, 1619 observateurs internationaux et 57 000 observateurs locaux. Une présence qui se veut une preuve effective de la transparence des élections, mais qui témoigne aussi de la méfiance des observateurs.


…..Nombreux sont ceux en effet qui redoutaient les conséquences d’un climat de tension, à commencer par les tentatives d’intimidation du gouvernement à l’égard de Bidzina Ivanishvili. Les analystes de la Fondation Robert Schuman soulignent, par exemple, que la Cour géorgienne lui infligea l’équivalent de 72 millions d’euros d’amende pour violation des lois sur la création d’un parti. Sa faute : la détention de trois passeports (russe, français et géorgien) alors que la double nationalité est interdite à qui se porte candidat aux élections. Cette décision de justice s’est accumulée à une première amende de 1,25 millions d’euros pour financement illégal d’un parti politique : montant dont le leader milliardaire s’est acquitté pour avoir dépenser des sommes faramineuses durant sa campagne. Ces sanctions excessives témoignent surtout du comportement abusif des plus hautes institutions judiciaires du pays.


…..Le 20 juin 2012, un rapport de l’ONU va jusqu’à évoquer un « climat de peur et d’intimidation à l’encontre des membres des partis de l’opposition et de la société civile ». Un climat suffisamment oppressant pour qu’un judoka géorgien, Bektil Choukvani, prenne la fuite durant les Jeux Olympiques de Londres 2012, après avoir déclaré ouvertement son soutien au Rêve Géorgien. Est-il dès lors possible de parler d’une démocratie consolidée ?


…..Par ailleurs, Mikheïl Saakashvili fut accusé par l’opposition de confisquer le pouvoir en raison d’une réforme constitutionnelle votée en 2010 qui, dès le scrutin présidentiel de 2013, conduirait à une extension des pouvoirs du premier ministre. N’ayant pas le droit de briguer un troisième mandat consécutif, le président était soupçonné de lorgner ce nouveau poste. Une stratégie proche de celle du duo Vladimir Poutine – Dmitri Medvedev, qui restera néanmoins une rumeur puisque sa mise en oeuvre est écartée après la défaite de son parti.


Les oubliés du jeu électoral


…..Autrement plus grave, ces législatives ont été l’occasion de constater une importante lacune quant au respect du vote des géorgiens expatriés. Plus d’un million d’entre eux, soit 10% des électeurs, ont été privés de participation au scrutin. Un nombre suffisamment conséquent pour estimer une déformation des résultats, et qui s’explique par deux raisons majeures : les Géorgiens d’Europe devaient présenter au consulat de Géorgie les preuves d’un séjour régulier, ce que nombre d’entre eux ont assimilé à de la surveillance répressive ; tandis que ceux expatriés en Russie, ont fait les frais des relations diplomatiques inexistantes entre Moscou et Tbilissi, depuis les conflits de 2008 avec les régions séparatistes (l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud). Aucun bureau de vote n’a été ouvert sur le territoire russe.

Autres victimes de cette guerre perdue, les Géorgiens d’Ossétie du Sud, déplacés lorsque la Russie est intervenue en faveur de l’indépendance de cette région. Ballotés entre des terres qui ne sont plus les leurs et un État qui ne reconnaît pas leur statut civil, ces migrants n’apparaissent pas sur les listes électorales : une problématique passée sous silence durant la campagne.


Vers une happy end?


…..Pour comprendre l’enthousiasme des observateurs internationaux, il faut donc revenir sur les évènements déterminants du 18 septembre 2012, date à laquelle deux chaînes télévisées d’opposition ont diffusé une vidéo montrant des détenus torturés et violés dans une prison d’État. Cette révélation fait écho à des soupçons longtemps étouffés de pratiques illégales sous la présidence Mikheïl Saakashvili, notamment des conditions d’incarcération de prisonniers issus de sa lutte contre la mafia. Ces preuves de la corruption du système carcéral géorgien, et de l’opacité mise en place par le Mouvement National Uni à la tête de l’État, ont entraîné de nombreuses manifestations spontanées dans le pays. Ce moment précis de la vie politique géorgienne marque un tournant démocratique fondamental : la colère de la population a conduit, le 20 septembre suivant, à la démission de deux ministres. Il faut donc y voir les prémisses d’une prise de pouvoir populaire, qui s’est concrétisée par un vote de sanction à l’égard du Mouvement National Uni lors des législatives du 1er octobre. « Aujourd’hui, nous avons partiellement atteint certaines de nos exigences, mais cela ne change rien à ce qui s’est passé. Aujourd’hui, le Ministre de l’Intérieur a démissionné, mais il a été remplacé par sa numéro deux, donc cela ne change rien. Si Mikheil Saakashvili croit (…) que nous allons tous rentrer chez nous, il se trompe lourdement ! » menaçait déjà un manifestant dans la nuit du 20 au 21 septembre.

Malgré tout, c’est un président d’apparente bonne foi qui s’est montré devant les Géorgiens en assumant sa défaite: « Il est clair que le Rêve Géorgien a remporté la majorité. Cela veut dire que la majorité parlementaire doit former un nouveau gouvernement et moi, en tant que président, conformément à la Constitution, je vais faciliter le processus de manière à ce que le nouveau gouvernement commence à travailler. »


…..Pour autant, peut-on dire que la démocratie est parfaitement installée en Géorgie ? Quelques sceptiques prétendent que Bidzina Ivanishvili est un « oligarque » dont il faudra apprendre à se méfier. La Géorgie cherche à s’imposer en tant que modèle démocratique dans les pays du Caucase, et notamment aux yeux de l’OTAN et de l’Union Européenne avec lesquelles elle souhaite créer des alliances. Un objectif qui devrait motiver les efforts entrepris vers plus de transparence et d’équité.


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