Réchauffement démocratique ?

Par Eric Eymard



© Eric Eymard

Islande. À lui seul, le nom éveille les désirs extatiques des adeptes de voyages, au moins autant qu’il contrarie les songes des pilotes de ligne en raison de volcans  imprévisibles. Il arrive aussi que l’île fasse parler d’elle pour ses pratiques démocratiques. L’effondrement de son système financier en 2008 a ainsi largement contribué au renouvellement de la classe politique du petit état de 320 000 âmes. 




…..La crise islandaise sans précédent a conduit une commission (la SIC) à examiner avec grand intérêt les pratiques pour le moins douteuses de ses élites financières, politiques et médiatiques, et permis à un Procureur Spécial d’enquêter et de poursuivre quelques dizaines de fraudeurs présumés (1). Il a enfin contribué à une révision constitutionnelle menée tambour battant par une Assemblée Constituante de 25 « citoyens ordinaires ».

Islande. Terre basaltique et nation démocratique qui suscite un enthousiasme inconditionnel et quasi universel. Car c’est bien le pays de Björk et de Sigur Ros qui, en 930, a fondé l’Althing, premier Parlement d’Europe. L’Islande encore qui collectionne les louanges planétaires : second pays le plus démocratique au monde pour The Economist (2); dans le peloton de tête des nations les moins corrompues au monde pour l’organisation Transparency International; dans les 10 premiers du classement de Reporters Sans Frontières sur le critère de la liberté de la presse (3)… L’Islande enfin, qui en 2010 est à l’origine d’une « initiative islandaise pour les médias modernes », visant entre autre à protéger la liberté d’expression et la protection des sources.


La fumerolle qui cache le geyser ?


…..Islande. Islande volcanique ! Islande apocalyptique ! Islande erratique ! Mais Islande héroïque, puisque unanimement reconnue pour ses velléités libertaires. Doit-on douter de cette présentation élogieuse, digne d’un poème scaldique ? Se pourrait-il que certains n’aient vu dans ce tableau idyllique que la surface immergée d’un iceberg ? L’élection présidentielle de l’été dernier offre une base de réflexion intéressante, même s’il convient d’emblée de préciser qu’elle ne permet pas à elle seule de réfuter l’actuelle grille de lecture.


…..Le scrutin opposait six candidats, parmi lesquels Olafur Ragnar Grimsson, candidat heureux à sa ré-ré-ré-ré-ré-élection. En Islande, le Président n’a pas vocation à s’impliquer dans la vie politique. N’était l’Article 26 de l’actuelle Constitution qui lui accorde le droit de ne pas ratifier un projet de loi du Parlement, il ne serait même qu’un « roi sans couronne ». Le détenteur d’une mission honorifique et symbolique de représentation qui confine au superfétatoire. À trois reprises pourtant (4), le taquin Olafur a usé de ce droit et déclenché à chaque fois des réactions dont l’intensité peut être comparée aux séismes volcaniques qui touchent parfois l’île. D’aucuns ont vu dans cette réelection le fruit de son indéniable expérience de la fonction, de son charisme, voire de son sens avéré de la stratégie politique. Tout porte à croire qu’ils ont raison car, hormis l’absence de qualités comparables chez les autres candidats, rien n’incline véritablement à penser que d’autres facteurs ont pu favoriser cette ré-élection. Et ce en dépit d’un contexte historique emprunt de pratiques claniques et partisanes.


Financement électoral : des règles claires, et pourtant…


…..Plafonnement des dons, déclaration d’origine des fonds perçus, tenue d’une comptabilité rigoureuse… En Islande, les règles de financement de parti et de campagne sont précisément définies par la législation depuis 2006. Il aura toutefois fallu la persévérante insistance du Groupe d’États contre la corruption pour que le comité en charge de ces questions à Reykjavik daigne s’intéresser au sujet. Une tardive prise en compte que Thorvaldur Gylfason, économiste réputé et membre de l’Assemblée ayant planché sur la nouvelle Constitution, impute à la réticence de certaines personnalités politiques. Ces derniers n’auraient pas vu d’un bon oeil la remise en cause de leurs discrètes pratiques. Et Thorvaldur de citer l’exemple de ce généreux pactole de 55 millions de couronnes (293 000 euros) octroyé au Parti de l’Indépendance (5) par la banque Landsbanki et FL Group (Baugur), juste avant que la loi ne soit promulguée. A l’époque, le même homme cumulait des fonctions qui confèrent à l’expression « être juge et partie » un sens Nordique inédit : le même homme se retrouvant à la fois vice-président du Comité mandaté pour rédiger le texte de loi, en charge du financement du Parti de l’Indépendance et vice-président du Conseil d’Administration de Landsbanki. Aujourd’hui encore, Thorvaldur Gylfason l’affirme, il demeure parfois difficile d’éradiquer ces vieilles habitudes et de faire exécuter cette réglementation. « C’est la raison pour laquelle il existe une clause spécifique dans le projet de nouvelle Constitution » ajoute-t-il.

Reste qu’à l’issue de cette élection, les candidats en lice ont respecté les règles imposées et ont publié leurs comptes de campagnes.



25 millions d’IKr dépensés par les 6 candidats (6)

…..Alors qu’en France, dépenser plus pour gagner plus d’électeurs paraît être un principe mathématique avéré, en Islande, pépite ne rime pas nécessairement avec réussite. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les chiffres de la dernière élection : Olafur Ragnar Grimsson obtient plus de 52% des voix avec un budget de 6,5 millions de couronnes islandaises (41 000 euros), quand Thora Arnorsdottir n’obtient que 33% avec 15,8 millions (84 000 euros), budget le plus élevé de la campagne. La comparaison des ordres de grandeur entre l’Islande et la France renforce un peu plus l’hypothèse selon laquelle les moyens financiers n’ont guère influencé le résultat de l’élection sur l’île. Ainsi, la prodigue Thora n’a investi qu’1,90 euro par bulletin de vote obtenu, quand le plus économe de nos candidats à la dernière Présidentielle (Jacques Cheminade) misait 5,40 euros. Une analyse que partage Thorvaldur Gylfason pour qui « l’argent a joué un rôle mineur dans le résultat » au cours de cette élection.

Si influence électorale il y a eu, il faudra la chercher ailleurs.



Médias : to be influential or not to be, that is the question !

…..En l’espace d’une douzaine d’années, l’Islande est passée, presse mise à part, d’un paysage médiatique globalement monopolisé par l’État, lui-même sous la houlette du Parti de l’Indépendance, à un système verrouillé par de grosses entreprises et des banques à la tête desquelles évoluent quelques grandes et influentes familles. L’épais rapport remis par la SIC en 2010 a clairement établi l’existence de liens étroits et fort profitables entre sphères médiatique, politique et financière. Outre quelques menus larcins (escroqueries, détournements de fonds, délits d’initiés…), ces petits arrangements entre amis pouvaient aller jusqu’à des menaces et des intimidations de journalistes trop curieux. Dans les années et les mois qui ont précédé la crise de 2008, la situation financière de l’île telle que dépeinte par certains médias autochtones tenait plus d’un budget prévisionnel grec rédigé par Goldman Sachs que d’un décompte de résultats certifié par un Commissaire aux Comptes suisse. Dans la mesure où il n’a jamais existé de véritable réglementation fixant les conditions d’un rapport sain entre médias privés et candidats à une élection, la probabilité d’émousser cette relation incestueuse reste bien faible.

Comme l’explique Birgir Gudmundsson, il existe « de nombreux domaines (…), tels que l’indépendance éditoriale, les règles en matière de concentration capitalistique, les subventions des médias… Qui ne sont couverts par aucune législation particulière ». L’exemple de David Oddsson (7), acteur motivé de la financiarisation de l’île, patron de la Banque Centrale d’Islande au moment de la crise et devenu en 2009 rédacteur en chef du quotidien Morgunbladid, est emblématique du cas Islandais. C’est « un peu comme si on avait nommé Richard Nixon à la tête du Washington Post pendant le Watergate » concluait Le Monde Diplomatique dans un article de mai 2011.

Dans ce contexte et compte-tenu du fait que, selon Thorvaldur Gylfason « l’analyse critique des actions du gouvernement par des observateurs indépendants (est) un phénomène récent », l’esprit frondeur de certains journalistes des médias publics à l’endroit de la classe politique s’apparenterait davantage à un papotage de salon façon Michel Drucker qu’à un débat contradictoire conduit par Yves Calvi. Il est même arrivé que des ministres mis en cause par certains journalistes téméraires se soient plaints ouvertement des critiques dont ils furent l’objet. Ragnhildur Helgadóttir, professeur de droit à l’Université de Reykjavik et haut-fonctionnaire au Ministère des Affaires Etrangères confirme qu’aujourd’hui encore « le journalisme d’analyse et d’investigation en Islande pâtit d’un sérieux manque d’indépendance ».


…..Michel Sallé relativise néanmoins ce constat impitoyable d’un monde médiatique corrompu et dépourvu de tout sens critique. Pour ce docteur en science politique, auteur d’une thèse sur l’Islande contemporaine, « on a toujours pu lire dans la presse de nombreuses tribunes libres ainsi que de violentes critiques sur l’action des dirigeants politiques, au pouvoir comme dans l’opposition (…) ‘Observateurs indépendants’ affirme Gylfason ?  Je n‘en vois pas plus aujourd’hui qu’il y a 40 ans, même lorsqu’ils se parent de titres universitaires ! ».

Que les médias se soient ou non fourvoyés dans de complaisantes présentations de leurs élites importe peu ; pour Michel Sallé, « de toute façon les lecteurs savent et réagissent en conséquence ». Depuis que l’impayable David Oddsson dirige Morgunbladid, les résiliations d’abonnement s’accumulent et les perspectives financières du titre s’assombrissent.



Sondage : l’art de faire dire aux chiffres ce que l’on veut

…..La candidate malheureuse, Andrea Olafsdottir, a aussi contesté la façon dont les médias ont biaisé les chiffres des sondages d’opinion. En ne tenant par exemple aucunement compte des quelques 30% d’électeurs indécis ou déclarant ne pas souhaiter voter. Le quotidien Frettabladid a augmenté sensiblement et artificiellement les scores des deux leaders et justifié par la même occasion la « préférence médiatique » qui leur a été accordée. Un procédé qui tendait à donner aux lecteurs l’idée que la partie allait (devait ?) se jouer uniquement entre Olafur et Thora. En réalité, cette dernière avait dépassé de 25 points Ari Trausti Gudmundsson, arrivé troisième. Michel Sallé justifie le procédé : « Olafur et Thora étaient les deux candidats sortant du lot, donc les seuls susceptibles d’intéresser le lectorat. (…) Cette campagne présidentielle était la première à être médiatisée ; il y a certainement eu des préférences partisanes, mais il y a aussi eu des erreurs reconnues ensuite. »


« J’ai transformé la fonction présidentielle mais les gens doivent comprendre que nous sommes entrés dans une nouvelle époque et que l’exercice de la magistrature suprême doit être différente de ce qu’elle était dans les années 1950 »


…..Cette phrase prononcée durant la campagne par Olafur Ragnar Grimsson pour justifier son refus de ratifier les deux projets de loi « Icesave » résume assez bien la posture de rassembleur courageux et expérimenté endossée par le Président. Un président qui s’est ostensiblement rapproché des partis conservateurs après avoir partagé les combats de la gauche islandaise. Assez paradoxalement, ce sont donc bien des enjeux éminemment politiques (rôle du président dans la Constitution, modification de cette dernière, adhésion à l’UE…) qui ont influé les résultats d’une élection en général apolitique. Des enjeux sur lesquels les Islandais paraissent cependant bien plus partagés que les chiffres ne le laissent supposer. Car si on tient compte des 30% d’abstention, Olafur n’a en réalité recueilli qu’à peine plus de 35% des suffrages. Un résultat quelque peu en décalage avec le plébiscite dont il s’est lui-même félicité.

S’agirait-il d’un embryon de réponse à la question posée ? « Révolution des casseroles », Icesave, Assemblée Constituante… Si elle a pu naguère être abusée par ses élites, une partie non négligeable de la petite nation a récemment prouvé qu’elle pouvait changer le cours de son destin en s’appropriant le concept de l’influence et en modifiant ses modalités d’application. À se demander si l’influence n’est pas en passe de changer de camps ? Et si les plus grands démocrates en définitive, ne sont pas les Islandais eux-mêmes ?




Eric Eymard est l’auteur des blogs Vivre en Islande et Chroniqueur taquin Web et Print.
Il tient à remercier Michel Sallé pour ses précieux commentaires.




Sources :

(1) Olafur Thor Hauksson, modeste Chef de la police d’Akranes s’est proposé pour le poste en janvier 2009. Aidé un temps par Eva Joly, il a procédé à plusieurs dizaines d’interpellations et fait condamner une demi-douzaine de personnes à des peines de prison ferme et/ou à de fortes amendes, à l’exception notable toutefois de David Odsson (voir note 16) et de Geir Haarde (Premier Ministre au moment du krash de 2008).


(2) Dans les rapports de 2010 et 2011, la France qualifiée de «démocratie imparfaite» n’arrive qu’en 29ème position derrière l’Afrique du Sud.


(3) Depuis 2002 et parmi quelques 180 pays, la France est classée 38ème à 3 places de la Papouasie Nouvelle Guinée (35e).


(4) En 2004 contre un projet de loi sur la concentration des médias qui fut finalement retiré, en 2010 et en 2011 contre les modalités de remboursement des dettes de la défunte Icesave (filiale de Landsbanki).



(5) Parti de Droite au pouvoir en Islande durant près d’un demi-siècle et renversé en 2009 suite à la crise financière.


(6) Moins de 160 000 euros.


(7) L’un des plus célèbres dirigeants politiques d’Islande. Il a été l’un des principaux dirigeants du Parti de l’Indépendance et occupait notamment le poste de Premier Ministre de 1991 à 2004.

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