Par Céline Lemaire
Ibtissam al-Kilani Chariat, fondatrice de l’association Lawyers for justice in Libya. © Céline Lemaire, Progress in work
Le 7 juillet 2012, la parole confisquée au peuple libyen pendant 42 ans lui a été rendue : 60% des citoyens appelés aux urnes ont élu les membres de leur Congrès National. Malgré la jeunesse de cette démocratie et des actes de violence, les observateurs ont salué la bonne tenue du scrutin. La transition semble en marche.
…..Aux quatre coins du pays, le 7 juillet 2012, les citoyens libyens ont marqué leur index gauche à l’encre bleue. Ils viennent de subir 42 ans de dictature et huit mois de conflit armé. Entre février et octobre 2011, la révolution a fait selon l’ONU 25.000 morts, dont le colonel Kadhafi. À présent, il s’agit de se reconstruire et de poser les premières pierres d’un système démocratique. En votant pour la première fois, le peuple a élu son Congrès National général et l’a chargé de nommer un gouvernement. Dans les rues, l’émotion est palpable. Au journal Tekiano, Salwa, franco-libyenne revenue en Lybie au début de la révolution, ne cache pas sa joie. Elle avait déjà voté en Europe, mais à Benghazi, elle en a pleuré : « j’ai vu ce que représentait vraiment une élection ».
…..Le coup d’envoi du processus démocratique n’a pourtant pas été sans heurts. 101 bureaux de vote sur 1554 sont restés fermés pour cause de sabotages par les fédéralistes. Ces derniers n’acceptaient pas la répartition des sièges du Congrès – 100 pour l’Ouest, 60 pour l’Est et 40 pour le Sud. Une répartition qui fait perdurer selon eux le système centralisé et inégalitaire de l’ère Kadhafi, infligeant une nouvelle humiliation à l’Est, délaissée sous Kadhafi et berceau de la révolution.
…..La répartition par région n’est pas la seule problématique : comment demander aux citoyens de voter pour un parti lorsqu’ils n’ont jamais connu de système démocratique ? Pour pallier ce manque, le système libyen a permis aux candidats de se présenter indépendamment de tout mouvement politique. 120 sièges du Congrès ont été réservés aux indépendants, et 80 seulement aux partis. Cette disposition a l’avantage de l’ouverture, mais l’inconvénient de la corruption, les partis tentant de rallier à eux les brebis égarées par tous les moyens, financiers compris. C’est ce qu’avouait la candidate indépendante Amar Taher Alhaj à un journaliste canadien : « Plusieurs organisations m’ont appelée pour me proposer de l’argent, en échange de mon soutien à l’Assemblée. Elles font ça avec tout le monde ». Des avances difficiles à refuser pour certains, étant donné que les frais de campagne ne sont pas remboursés.
Des résultats inattendus
…..Contre toute attente – et à la différence de la Tunisie et de l’Égypte – ce ne sont pas les islamistes du Parti de la Justice et de la Construction (PJC) qui ont remporté l’élection. Ils n’ont obtenu que 17 sièges. Pour les observateurs internationaux, les Libyens sont en majorité musulmans modérés, et rejettent l’idée d’un islam politique. Autre surprise : les 33 sièges sur 200 obtenus par des femmes, soit 16,5% du Congrès. C’est 4% de plus qu’en France entre 2002 et 2007.
…..Le grand vainqueur de cette élection, avec 40 sièges sur 80, est l’Alliance des forces nationales (AFN), une coalition de 58 partis menée par Mahmoud Jibril el-Warfalli, sexagénaire originaire de Benghazi, ayant autrefois collaboré avec le fils de Mouammar Kadhafi, Saif Al-islam. En mars 2011, le Conseil national de transition (CNT) l’avait nommé à la tête d’un gouvernement transitoire. Il a mis sur pied cette large coalition, l’AFN, et fait le tour des régions avec un discours teinté de nationalisme, prônant un islam modéré. Un discours qui a su convaincre, au vu des résultats.
Écris-moi une Constitution
…..Dans les premiers jours de la révolution, une Libyenne de France, Ibtissam al-Kilani Chariat a fondé l’association Lawyers for justice in Libya. Son but : assister le processus démocratique. Aujourd’hui, le réseau est constitué de 7 avocats en exil et de 70 juristes résidant en Libye. « Nous travaillons avec la population, pour lui expliquer ce qu’est une Constitution et à quoi servent les élections ». Pour cela, l’association a prévu de sillonner le pays dans « un bus constitutionnel » pour aller à la rencontre des citoyens. Cinquante avocats voyageront ainsi pour recueillir les doléances du peuple et l’informer sur ses droits.
…..La juriste a été agréablement surprise par le déroulement des élections législatives du 7 juillet. « Étant donné que la plupart des Libyens n’avait jamais fait l’expérience du vote, je pensais qu’il serait difficile de mettre un système démocratique en place et de demander aux gens de prendre part aux élections. » Mais pour elle, le CNT et la société civile ont fait « un travail magnifique ». Le prix de la révolution a été très élevé. Rares sont les familles qui n’ont pas payé leur tribu par la mort, « alors tous se disaient qu’il fallait que ça marche et étaient conscients que s’ils ne participaient pas, une nouvelle dictature était possible ».
…..L’issue du scrutin a moins surpris l’avocate : « tout le monde dit que, contre toute attente, les islamistes ont perdu. Pour moi ce n’est pas tout à fait vrai. Ils ont tout de même remporté 17 sièges ! » Ce qui reste une bonne chose selon elle. D’abord parce que les islamistes ont participé à la révolution et ensuite parce qu’ils sont armés. Ne pas leur laisser de place serait les traiter comme le faisait Kadhafi. Quant à celle accordée aux femmes, elle explique en souriant qu’il est logique qu’elles jouent un rôle aujourd’hui car « pendant 42 ans, hommes et femmes ont été à égalité dans les difficultés de l’ère Kadhafi ».
Restaurer l’autorité
…..En 2011, la Libye figurait au 168ème rang (sur 183) des États les plus corrompus au monde, selon l’Indice de perception de la corruption (IPC) mesuré par Transparency International. Une corruption historiquement institutionnalisée par Kadhafi et pérennisée par ses fils à partir des années 1990. Après la révolution, le fonctionnement du CNT a manqué de transparence, en particulier concernant ses sources de financement. C’est ce que relève Lawyers for Justice in Libya dans sa lettre trimestrielle : « Le peuple n’a jamais su en quoi consistait exactement le pouvoir du CNT et comment il prenait ses décisions. Et cette carence est assimilée à un manque de responsabilité. Si l’on demande aux milices de rendre les armes, elles continuent de demander « à qui ? ». »
…..Selon un rapport d’Amesty International, publié à la veille des élections, le véritable problème de la Libye est aujourd’hui la complaisance du CNT à l’égard des milices armées. D’après l’observatrice Diane Eltahawi, 4 000 personnes seraient toujours emprisonnées dans des centres de détention officieux. Certaines depuis un an, sans chef d’inculpation. « Dans ces centres, les milices révolutionnaires commettent torture et violations des droits de l’Homme, en toute impunité », décrit-elle dans son rapport.
…..Selon l’ONG, les autorités libyennes continuent de minimiser l’ampleur et la gravité de ces violations. Au mois de mai, les thuwwar ont obtenu l’immunité contre toute poursuite pour les actes militaires et civils commis « dans le but d’assurer le succès de la Révolution du 17 février ou de la protéger ». Le CNT complice de la torture ? Pour Alshiabani Abouhamoud, ambassadeur libyen à Paris, l’autorité de transition ne doit pas être blâmée pour les difficultés qu’elle a trouvées à son arrivée. Kadhafi avait supprimé les structures étatiques, allant jusqu’à restreindre le pouvoir de l’armée, de peur de la voir menacer son régime. L’ambassadeur s’en excuse : «Des membres de l’armée obéissent. Des révolutionnaires organisés en milice, moins ».
Lire la déclaration constitutionnelle rédigé par le CNT (en anglais).
…..Pour Lawyers for justice in Libya, aujourd’hui, l’élaboration d’une Constitution qui unisse tous les Libyens est la priorité. Après la mort du Guide, le CNT avait défini deux phases de transition. La première (octobre 2011 à juin 2012) s’est achevée avec les élections de juillet, mettant fin à la mission du CNT. La deuxième aboutira d’ici un an, avec la promulgation de la Constitution. Elle permettra d’organiser les premières élections présidentielles de l’après-Kadhafi qui signera, peut-être, la fin de la dictature.